Destructions d’œuvres d’art en Tunisie

Tunis, le 14 juin 2012, Art Media Agency (AMA).
Le « Printemps des arts », une manifestation artistique organisée en différents endroits du Grand Tunis, est au cœur d’une série d’émeutes et d’attaques provoquées par des militants salafistes, auxquels se sont joints de nombreux casseurs. Ces événements se sont déroulés alors que l’événement touchait à sa fin sans incident. Le pouvoir politique, tenu par le parti islamiste modéré Ennahda, semble ne pas vouloir intervenir, selon plusieurs observateurs. Plusieurs œuvres d’art jugées blasphématoires par les intégristes ont d’ores et déjà été détruites.
Selon un article de la journaliste Martine Gozlan, publié sur le site Internet Marianne2.fr, des artistes exposant dans le quartier de la Marsa ont été arrêtés, conduits au commissariat pendant que les émeutiers brûlaient leurs œuvres. Le ministre de la Culture tunisien aurait quant à lui publié un communiqué, suite à la destruction de tableaux au palais Abdelilla, pour dénoncer les « attaques au sacré » que constituaient ces œuvres. Le porte-parole du gouvernement a, quant à lui, néanmoins condamné ces agissements, qualifiant leurs auteurs de « terroristes ». Selon des sources convergentes, la tendance au sein du parti Ennahda serait néanmoins à l’inscription du délit de blasphème dans la constitution tunisienne, plaçant la religion « au-dessus de toute dérision, ironie ou violation », rapporte un article sur le site Internet de Radio France Internationale. De nombreux autres incidents se sont produits : ce même article relate notamment l’incendie d’un tribunal à Essijoumi, dans la banlieue de Tunis, et de nombreuses émeutes dans le pays, qui ont fait un mort et des centaines de blessés. Le gouvernement a décrété, mercredi 13 juin, un couvre-feu, de 21 h à 5 h du matin, sur la plupart des zones urbaines de Tunisie, qui a été allégé depuis.
Selon le site Internet du quotidien Le Figaro, parmi les œuvres détruites figurent deux toiles de l’artiste tunisien Mohamed Ben Slama : Femme au couscous à l’agneau, qui représente une femme dévêtue entourée d’hommes barbus, et un autre dans lequel des fourmis sortant d’un cartable d’écolier forment le nom d’Allah. Selon un article du Monde, nombre d’artistes exposés au « Printemps des arts » exprimaient à travers leurs œuvres un commentaire sur l’évolution des sociétés marquées par le Printemps arabe : le droit des femmes, le statut de la création artistique ou le poids de la religion, entre autres.
Selon plusieurs enquêtes journalistiques réalisées depuis la chute du régime de Zine el-Abidine Ben-Ali en janvier 2011, les militants salafistes en Tunisie seraient très peu nombreux (quelques centaines) mais extrêmement bien organisés et très déterminés, désirant profiter de l’instabilité politique pour instaurer la charia (loi islamique) en Tunisie. Les actions consistent en des attaques concertées et des provocations contre des universités, et des lieux culturels comme des musées, des galeries d’art ou les sièges de chaînes de télévision. Ils sont notamment à l’origine de la condamnation de Nabil Karoui, le dirigeant de la chaîne de télévision Nessma TV, suite à la diffusion du film d’animation Persepolis, lui aussi jugé blasphématoire car il contenait une représentation d’Allah sous forme humaine. Le gouvernement dirigé par le parti Ennahda après les élections d’octobre 2011 se retrouve, quant à lui, pris entre deux feux. Il est accusé par les intégristes de complaisance vis-à-vis des artistes blasphémateurs et de trahison de l’Islam, et par les intellectuels d’inaction vis-à-vis des intégristes et des émeutiers.
Ces événements posent au monde de l’art un problème qui ne lui est pas inconnu : trouver la bonne façon d’exprimer son inquiétude face à la destruction d’œuvres d’art, alors qu’un homme a perdu la vie et que l’équilibre politique d’un pays entier est menacé. Ces atteintes aux lieux d’art doivent-elles être considérées comme anecdotiques, ou comme l’élément le plus important des événements de cette semaine en Tunisie ? Ce dilemme renvoie à d’autres, lorsque des amoureux de l’art et du patrimoine se sont émus des œuvres perdues dans l’effondrement des tours jumelles à New York, des bâtiments historiques détruits lors de la guerre de Bosnie ou, plus près de nous, des manuscrits brûlés dans l’incendie de l’Institut français d’Égypte au Caire. Les spécialistes de l’art ou du patrimoine doivent prendre certaines précautions pour que leur point de vue ne paraisse pas déshumanisé ou tout simplement indécent : soit attendre que la douleur des pertes humaines s’estompe pour entamer le travail de recherche nécessaire à l’exercice de leur spécialité, soit exprimer une analyse d’ensemble en prenant garde à ce que la question de l’art ne soit pas traitée d’une manière qui pourrait paraître disproportionnée.